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Actualité – Libraires

Quatre librairies coopératives en Bretagne : un modèle solidaire aux réalités plurielles


photo Quatre librairies coopératives en Bretagne : un modèle solidaire aux réalités plurielles

L’essor du modèle coopératif, en librairie comme dans d’autres secteurs d’activité, en Bretagne comme à l’échelle nationale, témoigne d’une envie d’expérimenter d’autres organisations du travail. Il révèle aussi des situations plurielles, du choix du statut, au fonctionnement quotidien, en passant par la composition de l’équipe. Echanges avec les quatre librairies coopératives implantées sur le sol breton autour de leur modèle, de ses vertus mais également des points de vigilance liés.

Quelques éléments de contexte
Un préambule lexical s’impose : quelles sont les principales formes de coopératives existantes ? Une société coopérative de production (Scop) a comme « particularité de disposer d'une gouvernance démocratique : les salariés ayant le statut d'associé sont obligatoirement associés majoritaires de la société » (Ministère de l’économie). Une société coopérative d'intérêt collectif (Scic) est « une entreprise coopérative qui a pour objet la production ou la fourniture de biens et de services d’intérêt collectif qui présentent un caractère d’utilité sociale qui se justifie par un projet de territoire ou de filière d’activité. » (BPIFrance).
Le modèle coopératif a déjà séduit une vingtaine de librairies en France dont une majorité a opté pour la Scic.  C’est le cas de La Grange aux livres (Augan) et de L’Etabli des mots (Rennes) dont les équipes, avant de lancer leur activité, étaient allées rencontrer ensemble des libraires coopérateurs à Saint-Etienne, Montpellier, ou Aups. La troisième librairie Scic en Bretagne, L’Astrolabe (Rennes), affirme une proximité avec les librairies coopératives Des Mots à la bouche (Paris) ou L’Atalante (Nantes). La quatrième librairie coopérative bretonne L’Angle Rouge à elle choisit le statut de Scoop.

Quatre jeunes librairies bretonnes :

  • L’Angle Rouge (Douarnenez, 29) : parmi les quatre interrogées, c’est la première librairie coopérative implantée sur le sol breton. Elle compte cinq associés et quatre associés-salariés. Si elle s’est lancée dans l’aventure de la coopérative, c’est notamment à la suite de la lecture du mémoire sur les librairies associatives et coopératives d’un étudiant libraire à l’Hydre à Marseille en 2019. En fin d’année, Leïla et Brice, déjà libraires à Douarnenez, décident de créer une librairie ensemble avec deux autres complices, décidés à embarquer dans ce projet collectif, un projet qui prend rapidement forme. Après neuf mois de préparation, une rencontre avec Laurent Prieur, spécialiste de l’ESS, la librairie naît sous la forme d’une Scop, le statut qui leur est apparu le plus adéquat avec le contexte et les forces en présence. Leur projet se dessine autour d’un lieu, un bâtiment rouge situé à l’angle d’une rue. Le montage financier est rapidement construit : 17 500 euros sont apportés au capital, des titres participatifs sont acquis par un premier cercle de soutien, des aides de la « banque éthique », La Nef, et de la Région Bretagne. Actuellement, 3 associé.e.s salarié.e.s se répartissent le temps de travail dans l'année, sur des temps compris entre 75% et 85%, avec une salariée en renfort sur les périodes de hausse d'activité, l'été et en décembre. Ils mènent des partenariats actifs avec les associations locales et le Festival de cinéma de Douarnenez, les médiathèques, l’Education nationale. Leur fonctionnement au quotidien se rapproche de celui d’une SARL.

  • La Grange aux Livres (Augan, 56) : de la fin 2018 au début 2019, Carole Lançon-Josset , libraire, et Damien Berthy, spécialisé dans le montage de projets et l’économie sociale et solidaire, ont l’idée de créer une librairie dans leur commune rurale, Augan. Ils mobilisent leur réseau proche et des habitants d’Augan, et parviennent à faire adhérer 80 associés à leur projet.  Ils sont aujourd’hui 116 associés à entourer les libraires. Le fonctionnement coopératif de la SCIC est adopté dès le démarrage. Un bâtiment est acheté, la mairie est associée, ainsi que la radio associative Timbre FM, et le lieu multi-activités Le Champ commun. Le financement repose sur 67 000 euros de parts sociales, et notamment sur une aide de la Région Bretagne et des Clubs CIGALES (Club d'investisseurs pour une Gestion Alternative et Locale de l'épargne Solidaire).

  • L’établi des mots (Rennes, 35) : en 2017, Benjamin Roux des Editions du commun a l’idée de créer une librairie coopérative à Rennes avec Laurent Prieur, libraire à Bécherel et spécialiste de l’économie sociale et solidaire, et Claire-Agnès Froment, du P’tit Blosneur, association d’échange de services non payants dans le quartier du Blosne à Rennes. Ils sollicitent rapidement Lucie Quézin, sérigraphe à l'atelier BONJOURE et maquettiste, afin de participer au montage du projet. Leur objectif est d’impliquer des habitants dans la vie et le fonctionnement de la librairie. En décembre 2019, ils recrutent deux libraires, Nadège Lucas et Gabriel Leroy. En janvier 2020, ils construisent la structure juridique et économique de la librairie. Durant le 1er semestre 2020, ils recrutent les premiers sociétaires et définissent les intérêts communs lors de nombreuses réunions publiques. La première assemblée générale, le 2 octobre 2020, entérinera le passage d’une SARL à une SCIC, l’idée étant de diversifier le plus possible les sources de financement (un capital propre avec les sociétaires, et de nombreux partenaires : habitants du quartier, financeurs – Crédit mutuel de Bretagne Club CIGALE, La Nef), puis les aides de la Région Bretagne et de Rennes Métropole.

  • L’Astrolabe (Rennes, 35) : la librairie et a ouvert ses portes en mai 2022 dans le quartier rennais de Maurepas. Elle est l’une des activités de la Coopérative du livre qui compte également la jeune maison d’édition Argyll. En novembre 2022, après des échanges avec L’établi des mots, Pépite-France, le réseau des étudiants-entrepreneurs, et l’URSCOP, la SAS devient une coopérative sous la forme d’une SCIC. Le plan de financement repose au départ sur celui de la maison d’édition : 6 Clubs CIGALES, des fonds propres, du financement participatif, de Rennes Métropole, de la Région Bretagne, du CNL, de la Nef, et de Tag 35.

A noter une mise en réseau et une solidarité réelle entre ces librairies bretonnes :  La Grange aux Livres et L’Astrolabe ont chacune pris 1 000 euros de parts sociales de l’autre librairie.

Vertus du modèle coopératif :

Les libraires interrogés résument assez bien les vertus du modèle coopératif qui permet d’unir les forces et de travailler en synergie.

  • L’importance du capital social de départ 
    Damien de la Grange aux livres précise que le modèle coopératif permet de rassembler les forces en présence sur le territoire de la librairie au démarrage, notamment en termes financiers pour augmenter les apports au capital.
  • La légitimité du projet 
    L’établi des mots précise que le soutien des sociétaires permet une assise morale, notamment parce que les projections sont définies en accord avec les usagers.
  • Une aide précieuse des associés en fonction des compétences de chacun 
    Damien de la Grange aux Livres précise qu’au moment de la création de la librairie, les associés ont prêté main forte pour réaliser les travaux d’aménagement du lieu dans le cadre d’un chantier collectif. Certains associés possédant des compétences en graphisme ont également permis de mettre en œuvre la communication, via la création de logos et affiches.
  • Des idées foisonnantes et variées 
    Simon de l’Astrolabe confirme le gros atout de l’énergie du collectif, et qui permet d’inventer le projet tous les jours avec les idées de chacun. L’établi des mots confirme que les idées qui émergent des échanges avec les sociétaires sont plus riches.
  • Un renfort pour la vie quotidienne de la librairie 
    Damien de la Grange aux Livres et L’établi des mots précisent que certaines animations ou actions de médiation sont portées par les sociétaires, ce qui libère du temps aux libraires pour la gestion de l’outil commercial propre à la librairie. De la même manière, la librairie proposant des livres d’occasion, le tri des dons est effectué par des associés. Il estime que ce travail des associés équivaut à 1 ou 2 ETP.
    Xavier de l’Astrolabe témoigne également de l’aide apportée par les sociétaires pour la rédaction des « coups de cœur », commentaires et avis de lectures qui démultiplie le travail critique du libraire.
  • Un réseau élargi grâce aux associés 
    Damien de la Grange aux Livres précise que deux associés sont des conseillers pédagogiques de la circonscription, ce qui leur a permis de travailler rapidement et étroitement avec l’Education nationale.

Points de vigilance liés au modèle coopératif :

  • Le temps consacré à la vie de la coopérative, une variable incompressible
    Damien de la Grange aux livres reconnaît que la gestion d’une librairie coopérative prend globalement davantage de temps, car la discussion entre associés est obligatoire et l’adhésion au projet est nécessaire.
  • Les contraintes propres au travail avec d’autres
    L’ajustement de chacun aux habitudes de travail de l’autre font partie des enjeux que souligne Brice de l’Angle Rouge et Xavier de l’Astrolabe. Se confronter sans cesse à des fonctionnements et des réflexes différents des siens peuvent donner l’impression de parfois perdre du temps, voire faire un peu peur.
  • La définition et l’organisation du temps de travail
    Brice de l’Angle Rouge explique qu’au départ les 4 associés ont tâtonné. La réunion hebdomadaire, le mardi sur le temps du repas, a permis d’échanger sur les affaires courantes et les projections d’évolution de l’activité ou de programmation culturelle. L’aménagement du temps de travail devient assez vite un sujet de discussion pour ajuster et prioriser les décisions, et distinguer temps de travail et temps personnel, comme pour la gestion des réseaux sociaux par exemple.
  • Une communication en interne à soigner
    Brice de l’Angle Rouge précise que pour définir la programmation culturelle de la librairie, il a fallu trouver des outils, parfois simples, comme des cahiers et tableaux mis en commun. Le format coopératif pousse à la réflexion pour améliorer les outils et la communication interne. Les associés ont d’ailleurs eu recours aux services d’un médiateur en économie sociale et solidaire de l’Union régionale des SCOP de l’Ouest pour définir les outils et imaginer les sas de sortie lors de situations de tension.
  • La place des salariés de la librairie : la prise en charge et l’accompagnement de sociétaires à la mobilisation fluctuante
    L’organisation de la coopération repose selon L’établi des mots sur les épaules du libraire qui n’est pas formé ni recruté pour assurer la mission d’accompagnement des sociétaires (au nombre de 265 pour la librairie rennaise). Il est contraint de quitter sa casquette de libraire pour prendre en charge et coordonner la vie coopérative, par exemple pour rédiger des comptes-rendus, le travail de mémoire de la vie coopérative étant important. Le comité de coordination de la librairie comptait au départ 10 sociétaires, puis s’est réduit à 4 personnes car la mobilisation est fluctuante. La culture du travail communautaire est encore en cours d’acquisition, et cela pose des questions sur l’imposition d’une méthode. Les salariés doivent être le relai des sociétaires et non les coordinateurs généraux du projet collectif. L’usage de la masse salariale pose donc question, car leur activité principale doit demeurer le pilotage de la librairie en tant qu’activité économique. L’établi des mots préconise de déléguer de nombreuses fonctions de coordination vers les sociétaires bénévoles.
    Xavier insiste sur la nécessité de conserver les énergies du début. Dès le moment du passage en coopérative, la librairie a donc cherché à recruter un libraire référent pour que Xavier et Simon puissent se concentrer sur cette mission de coordination des associés.

 

Un modèle en plein essor :

Brice confirme que le modèle coopératif en SCOP ou SCIC fonctionne pour la librairie et est en pleine floraison. Il rencontre toutefois un engouement dans tous les secteurs d’activité : dans le Finistère, Brice a eu l’occasion d’échanger avec des entreprises et artisans d’autres secteurs d’activité lors d’un forum sur l’économie sociale et solidaire. Le modèle séduit, en témoigne le nombre de demandes de stages reçues par la librairie.

Damien de la Grange aux livres pense également que le statut coopératif a un avenir radieux devant lui, car il induit une propriété collective sur une activité économique. Il s’agit d’un projet politique qui peut peut-être concerner davantage les reprises d’activité que les créations. Les librairies coopératives sont d’ailleurs souvent sollicitées pour témoigner de leur expérience, par exemple au sein du réseau Bruded ou pour Livre et lecture en Bretagne. La librairie peut d’ailleurs n’être qu’un point de départ, le statut coopératif permettant de développer d’autres activités au sein de la société (accueil dans les locaux d’éditeurs du territoire, de résidences d’auteur…)

L’établi des mots pense que ce modèle est adapté pour les jeunes entreprises, pour porter des projets qui ne servent pas d’intérêts particuliers. Un des libraires a ainsi témoigné à l’UCO à Laval devant les apprentis libraires. Il leur a recommandé d’utiliser la forme juridique pour construire les projets et non l’inverse.

Les librairies coopératives bretonnes sont souvent sollicitées par d’autres librairies, comme L’Interstice, une SCOP librairie BD dans l’Est. Ce temps de partage est un temps bénévole pour valoriser le modèle, un temps qui s’ajoute au temps professionnel à la librairie. Un besoin de formation semble se faire sentir dans ce domaine, et ces libraires auront la capacité d’intervenir et témoigner de leurs expériences.

Ressources :
* Flor Eliès, apprenti à L’établi des mots, a réalisé un mémoire sur les librairies coopératives en France. Il est disponible sur simple demande à contact@livrelecturebretagne.fr 

Marie-Cécile Grimault
Chargée de l'économie du livre (édition, librairie)
marie-cecile.grimault@livrelecturebretagne.fr
02 99 37 77 55
06 37 56 52 04